La manipulation pendant l’accouchement traumatique : le poids de la rhétorique

Manipulation et accouchement traumatique font bon ménage.

Presque toutes les femmes que j’accompagne me font part du regret de n’avoir pas su ou pu réagir à certains moments de basculement de leur accouchement. Cela génère souvent en elles un fort sentiment de culpabilité.

Il est rare qu’elles identifient d’emblée la manipulation dont elles ont fait l’objet pendant leur accouchement devenu traumatique.

En cause, souvent : le recours par les personnels médicaux (ou parfois l’entourage) à une rhétorique toxique.

Il s’agit généralement de paroles lancées à leur intention par un membre de l’équipe médicale, parfois devant public.

C’est quelque chose qui les a figées intérieurement sans qu’elles n’arrivent à trouver la répartie adéquate et qui a même parfois inhibé toute réaction.

[Avertissement : cet article cite des propos pouvant choquer]

La manipulation cause d'accouchement traumatique

L’accouchement, terrain propice à la manipulation

Ne pas trouver la répartie a un propos inapproprié est assez logique pour deux raisons essentielles :

1. Une personne qui accouche n’est pas disponible, ni même n’a les moyens, du point de vue mental, pour énoncer des contre-argumentations étayées. 

Il s’agit en effet d’un moment où elle est entièrement tournée vers une action essentielle, supérieure et un tantinet exigeante : mettre quelqu’un au monde (que ce soit par voie basse ou césarienne).

Son cerveau tourne à plein régime pour guider son corps et son bébé à bon port. Il ne s’agit pas d’une réflexion intellectuelle construite mais la performance cérébrale n’en est pas moins inouïe.

Dans ce travail de l’accouchement, une personne n’est pas équipée pour exposer des raisonnements et défendre des points de vue.

Combattre la manipulation pendant un accouchement est donc potentiellement et intrinsèquement traumatique pour une femme, puisqu’elle n’a pas, à ce moment-là de ressources suffisamment disponibles pour le faire.

Si elle le fait, cela lui coûte toujours beaucoup en énergie, notamment pour se reconcentrer ensuite, puisant alors anormalement dans les ressources nécessaires au bon déroulement de l’accouchement.

 

2. J’ai observé, en analysant les témoignages d’accouchements difficiles de mes clientes, que certaines paroles entendues avaient en fait nettement dégradé le déroulement de l’accouchement. Or, il s’agissait à chaque fois de propos manipulateurs.

La manipulation, est l’art d’influencer les individus en contournant, altérant ou neutralisant leurs facultés critiques*. Ce faisant, on les prive de leur capacité de réagir efficacement voire de réagir tout court.

Une personne qui est en train d’accoucher est donc deux fois moins armée pour résister à la manipulation. Elle est même extrêmement démunie.

La manipulation rhétorique est aussi efficace sur le co-parent

Cette vulnérabilité à la manipulation pendant l’accouchement peut également être présente chez le co-parent, lui-même en situation de stress potentiel et de soumission à l’autorité médicale.

Le co-parent est fréquemment relégué au rôle de spectateur encombrant, d’autant plus quand le déroulement de l’accouchement n’est pas aussi simple qu’on l’espérait. Il doit s’accommoder, de son côté, de sa part d’anxiété et du sentiment d’inutilité.

Difficile, dans ces conditions, d’analyser les mécanismes toxiques en temps réels, de faire-valoir des arguments et de s’imposer en faveur de celle qui enfante et dont l’accouchement se complique sous l’effet d’un cercle vicieux.

La violence qui peut intervenir à l’encontre d’une femme qui accouche ricoche sur le co-parent, aussi préparé soit-il. Dans une ambiance anxiogène, la domination systémique peut s’exercer sur l’une comme sur l’autre.

D’ailleurs, cette incapacité du co-parent à s’interposer, à défendre les intérêts et les choix de sa compagne devient souvent, par la suite, un objet de conflit dans le couple.

Cela vient s’ajouter à l’ensemble des conséquences dommageables d’un accouchement traumatique.

Je modère donc volontiers les appels divers et fréquents, aussi bienveillants soient-ils, qui invitent le « papa » à revendiquer le rôle de porte-parole de la « maman ». C’est assez séduisant en théorie, mais si la personne qui accouche n’est pas respectée d’emblée, il y a peu de chances que son co-parent le soit davantage.

Pour ce qui est précisément de la rhétorique manipulatoire, le co-parent y est tout aussi vulnérable dans ces conditions.

Comprendre la rhétorique de l’accouchement difficile pour identifier la manipulation source de traumatisme.

Les procédés de rhétorique qui ont un effet manipulatoire sont utiles à connaître :

– avant d’accoucher, évidemment, pour les déjouer au mieux. Mais l’on vient de voir que cela s’avère, concrètement, difficile sur le terrain.

– Mais aussi et surtout après un accouchement traumatisant, pour comprendre pourquoi vous n’avez pas pu réagir à certains propos ou comportements. Cela ne peut que vous aider à cheminer vers l’apaisement après votre accouchement difficile.

En effet, décortiquer les mécanismes toxiques auxquels on a eu à faire face lors d’un accouchement traumatique permet de se libérer plus facilement du poids de la culpabilité de n’avoir pas ou mal réagi. Ce faisant, on cesse de se méjuger en s’infligeant à tort des :

” Je n’ai pas eu le cran de répondre …”

” J’ai été bête, j’aurais dû répondre « ci » ou « ça » !”

” Je me suis laissée faire, ça revient à cautionner finalement…”

“Je n’ai trouvé aucune répartie, alors qu’au fond je savais ce qu’il fallait dire, j’ai été vraiment faible.”

etc.

Or, savoir identifier précisément les procédés manipulatoires permet de faire changer de camp la responsabilité et la culpabilité.

Rhétorique et accouchement difficile : nommer les mécanismes de manipulation pour apaiser le traumatisme

La rhétorique est l’art de présenter notre pensée de la manière la plus pertinente possible, afin d’en faciliter l’acceptation par nos interlocuteurs.*

Jusque là, rien de méchant : il s’agit d’une méthode, d’un savoir-faire, qui permet la communication entre les êtres et dont nous usons tous, sans nous en rendre compte nécessairement. C’est donc loin d’être l’apanage exclusif des politiciens, des commerciaux ou des intellos.

Chacun·e d’entre nous utilise la rhétorique au quotidien (avec plus ou moins d’habileté certes) dès qu’il s’agit de donner un avis, d’exprimer un désaccord, d’affirmer une position, aussi insignifiant soit le sujet. Bref : dès lors qu’il s’agit de convaincre.

Là où la rhétorique montre son côté obscur, c’est lorsqu’elle devient manipulatoire. 

De convaincre à dominer, il n’y a qu’un pas.

Lorsque la rhétorique est utilisée à des fins de domination par quelqu’un·e qui détient du pouvoir pour obtenir la docilité voire l’adhésion de son interlocuteur, la rhétorique est une arme redoutable et abusive.

Dans le cas d’un accouchement, en raison de la nature intrinsèquement déséquilibrée de la relation de soin, le pouvoir est, de fait, du côté du personnel médical, au détriment de la personne qui accouche.

Si le professionnel de santé ne fait pas preuve d’une grande vigilance pour exercer respectueusement, d’abord, et pour s’exprimer judicieusement, ensuite, il peut devenir manipulateur, ce qui le conduit à exercer une violence.

La toxicité des paroles n’est évidemment pas toujours calculée. Il s’agit en effet souvent de comportements intériorisés inconsciemment par les équipes médicales, souvent par manque de travail quant à leur positionnement déontologique. Néanmoins, le résultat reste le même : manipulation et domination.

Le recours à une rhétorique foncièrement manipulatoire (consciemment ou non) peut même devenir un mode routinier de gestion des accouchements pour certains professionnels, en particulier lorsque la personne qui accouche souhaite faire valoir des choix et s’imposer en tant que sujet qui a son mot à dire dans la situation.

Au moment même où le système de décision unilatérale et le protocole standard risquent d’être remis en question, j’ai observé, dans les histoires des femmes que j’accompagne, que la rhétorique manipulatoire montre le bout de son nez.

Si c’est votre cas, je vous invite à puiser ci-dessous de quoi mieux comprendre ce à quoi vous avez dû faire face.

Car, pour analyser et appréhender un mécanisme efficacement, il faut savoir le nommer.

L’accouchement traumatique : un enfer pavé de manipulations rhétoriques

Voici une liste non exhaustive de quelques procédés rhétoriques que je relève fréquemment lorsque mes clientes me relatent leur accouchement.

Tous les exemples que j’utilise ici sont de vraies paroles, qui ont été entendues par de vraies femmes lors de leur accouchement…

  • Le champion toutes catégories du milieu médical, en particulier en obstétrique, est probablement l’argument d’autorité.

Il est même tellement puissant qu’il peut se contenter, la plupart du temps, de rester implicite. Une posture, un regard, une attitude suffisent à lui donner effet.

L’argument d’autorité consiste à fonder la validité d’une proposition sur la crédibilité d’une personne ou d’une institution*.

En l’occurrence, dans le cas d’un accouchement difficile, l’argument d’autorité pourra être utilisé sous forme de :

« Je fais des accouchement depuis 20 ans, ce n’est pas vous qui allez m’apprendre mon métier. »

« Vous êtes dans la meilleure maternité du département, faites-nous confiance et écoutez-nous ! »

« C’est vous ou moi le médecin/la sage-femme ? »

 

  • Le pivot émotionnel est aussi sur le podium. 

C’est une technique d’influence du comportement par les affects, en associant une émotion inconfortable à un appel à l’action, qui permet de résoudre la tension* (en l’occurrence, en entretenant la docilité de la parturiente).

« Moi, tout ce que je veux, c’est sortir cet enfant vivant, donc maintenant vous vous concentrez et vous faites un effort pour pousser ».

L’idée suggérée ici (que l’enfant pourrait ne pas naitre vivant) déclenche l’action souhaitée : silence de la patiente et observation scrupuleuse de poussées dirigées brutalement et probablement peu efficaces.

« Vous ne vous rendez pas compte de ce que ça peut faire d’accoucher sans péridurale dans votre situation, surtout si ça finit en césarienne. Réfléchissez bien.. »

On suggère ici à la personne qui accouche le risque d’une inqualifiable douleur pour déclencher une action de la part de la parturiente (ou même susciter l’adhésion du co-parent) : accepter le recours à la péridurale.

Ces deux phrases peuvent chacune suffire à provoquer, à elles seules, une terreur (pour soi-même ou pour l’enfant à naître) propice à la docilité.

Accouchement et sophismes : combo gagnant vers le traumatisme

Parmi les procédés rhétoriques manipulatoires efficaces, le sophisme occupe une place de choix dans l’emballement d’un accouchement qui risque alors de devenir traumatique.

Le sophisme est un procédé argumentatif fallacieux, violant une ou plusieurs règles de la logique*.

En voici certains, fréquents et bien affutés, identifiés dans les récits de mes clientes :

  • Fausse cause : sophisme consistant à prétendre que, parce qu’un évènement se serait passé après un autre, il en serait directement la conséquence. Cela revient à faire passer une antécédence pour une causalité, sans que cela ait été démontré*.

« Vous n’en seriez pas là si vous aviez pris la péridurale. Ça vous servira de leçon pour la prochaine fois ! » lancé par le gynéco lors de sa visite post-accouchement à un femme qui a subi une césarienne.

Rien ne permet de démontrer que le recours à la péridurale permettrait de diminuer le taux de césarienne, ce serait même plutôt le contraire.

Expliquer le recours à une césarienne comme une conséquence du refus de péridurale est donc un sophisme de fausse cause. C’est toxique en ce que cela fait porter injustement sur la patiente la responsabilité directe du recours à la césarienne.

  • Homme de paille : sophisme consistant à présenter la thèse de l’adversaire d’une manière tellement caricaturale qu’elle en vient à se réfuter d’elle-même*.

« Vous n’êtes pas obligée de prendre la péridurale, chacun ses goûts, si votre truc c’est le masochisme, c’est vous qui voyez… »

« Vous voulez qu’on prélève un échantillon de votre placenta ?! Mais pourquoi faire ? Le cuire au barbecue pour fêter la naissance ? »

Dans le cas d’un accouchement, l’usage de ce type de sophisme est particulièrement humiliant et dégradant car il s’appuie souvent sur l’infantilisation, le dénigrement. Il peut porter violemment atteinte à l’intégrité de la sphère intime.

Ce procédé-là a un fort potentiel destructeur et contribue lourdement au traumatisme dont peuvent hériter les personnes de leur accouchement.

  • Pente glissante : sophisme consistant à prétendre qu’un évènement relativement anodin va entraîner une chaîne de conséquences qui mènera, de manière inéluctable, à un dénouement épouvantable*.

C’est le sophisme le plus souvent utilisé pour refuser les demandes des femmes qui veulent répondre à leur besoins fondamentaux (boire et manger notamment) parce que cela ne correspond pas au protocole de la maternité.

[à une femme déjà sous analgésie péridurale efficace] : « Non, on ne vous donne pas à boire. En cas de césarienne en urgence, vous risquez de vous étouffer si on devait vous endormir »

On prive ici une personne qui accouche de la possibilité de répondre à ses besoins les plus fondamentaux dans l’hypothèse indirecte et incertaine où une anesthésie générale devrait intervenir.

Dans ce schéma, l’évènement anodin étant de boire ou de manger un peu; la conséquence dramatique étant la mort par étouffement.

Que cela reste aujourd’hui intégré à la plupart des protocoles des maternités ne change rien au caractère absurde (et nuisible) de la mesure…

Si certaines paroles entendues pendant votre accouchement vous reviennent en boucle, ou vous inspirent de la colère, y compris pour vous-même ; si cela a contribué à créer un traumatisme, c’est peut-être parce que vous avez été confrontée à de la manipulation.

Aujourd’hui, vous pouvez faire la liste de ces phrases qui vous ont choquée, blessée ou démunie lorsque vous accouchiez (ou pendant votre séjour à la maternité).

Je suis certaine qu’elles entrent pour la plupart dans une des cases de la rhétorique toxique.

Et je suis là pour explorer tout cela avec vous.

[*Pour écrire cet article, je me suis référée à l’essai de Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique (ed. Seuil, 2021), notamment pour les définitions des différents procédés rhétoriques.]

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